Anaheim, U.S.A. – 16 juillet 1955 : l’enlèvement
« Lai…
laissez-moi tranquille… », murmure l’homme. Apeuré et
perdu, il tente de comprendre ce qu’il se passe, alors qu’il
vient de se réveiller en sursaut ; sa vision est floue, tout
est sombre. Mais un coup s’abat violemment sur son crâne, comme
seule réponse, et vient impacter douloureusement sa joue. Il halète
sous le choc – puis tressaille, en se rendant compte qu’il ne
voit rien.
L’obscurité
la plus complète ; les ténèbres, les plus absolues. La peur
l’étreint… terrible, entêtante, étouffante, agressive.
La
peur du noir. Un relent de l’enfance, de cette enfance à laquelle
il tient tant et qu’il veut servir – mais dont il aurait bien
évacué cet aspect.
« La
ferme », réplique une voix lourde et brutale, appartenant à
celui qui le soulève en glissant des mains massives sous ses
aisselles. L’homme tente bien de bouger, de se défendre, mais il
en est empêché par des cordes, qui enserrent poignets et
chevilles ; il ne peut pas grand-chose.
« Mais…
mais je… j’ai… », tente-t-il encore, en essayant de
bouger pour se défaire de ce qu’il sent être un sac, sur son
crâne. Son tissu sec et rêche se colle de plus en plus à sa peau.
S’il pouvait réfléchir posément, il se dirait qu’il transpire,
qu’il respire mal, et c’est pour cela que le sac se rapproche et
l’étouffe ; mais il ne peut pas raisonner, là – il
panique. « Laissez… LAISSEZ-MOI ! », hurle-t-il
aussi fort que possible.
« Braillard,
va. Ferme-la ! », répond son geôlier, à l’accent
vulgaire et familier. Ce dernier le fait lourdement tomber, face
contre terre. Le choc est rude, mais moins que celui provoqué par un
coup violent dans ses reins, qui le fait geindre de douleur. Se
recroquevillant sur lui-même, l’homme tente de faire face et de
supporter la souffrance – mais sa respiration haletante, sa peur et
le reste sont de trop ; il craque.
Des
larmes envahissent ses yeux, des gloussements faibles s’échappent
de ses lèvres, et son corps entier est secoué de spasmes. Il a
peur, il a peur de mourir, d’être encore frappé, de finir ici –
il a peur de ne pouvoir finir ce qu’il a commencé, de ne pouvoir
ouvrir ce parc qui compte tant pour lui.
Il
panique, il craque, et il a mal : cocktail infernal pour un
preneur d’otage, déjà lassé par la situation.
« Put…
mais qu’est-ce que tu fous ? », lance une autre voix,
une deuxième voix ; un deuxième kidnappeur, a priori,
apparemment surpris, mais qui dispose d’un ton plus distingué.
« Tu devais l’endormir avec du chloroforme, bon sang ! »
« Ca
a pas marché », réplique sobrement le premier enleveur. A ses
côtés, l’homme lutte contre les larmes ; hors de question de
les leur offrir. Il ne donne rien pour rien, jamais.
« Pas
possible, crétin ! La dose était énorme ! Qu’est-ce
que t’as fichu ? », lance, agressivement, le nouveau
venu, dont la voix se rapproche.
« Ouais,
ouais, ben… ben j’l’ai oublié, voilà ! », répond
le premier, crispé.
« Mais…
mais bon sang ! Ca devait être facile ! On l’enlève, on
demande une prime, on le rend ! Il s’en serait même pas rendu
compte ! T’as tout fait foirer ! », hurle le
second, incapable de retenir sa frustration.
« Ouais,
ben… ben on peut encore, et… euh… », tente le premier,
qui réalise sa bourde.
« Mais
non ! Il t’entend ! Il nous entend ! Il t’a
peut-être vu ! Tout est fichu ! », conclue le
second, en brassant de l’air comme s’il tournait encore et encore
autour de la victime, qui tente quelques exercices de respiration ;
ils ne fonctionnent pas.
« Ouais,
ben… ben… », murmure le premier, dont la voix s’étouffe
elle-même, comme un enfant pris la main dans le pot de confiture.
« Imbécile !
Le plan était parfait ! On allait… »
KLANG
« Bon
sang, qu’est-ce que c’est ? », interroge le second,
interrompu en pleine frustration.
« Ben…
ben… », tente encore le premier, toujours troublé.
« Va
voir ! Va voir, et rends-toi utile ! », ordonne le
second – qui se fait obéir. Si l’homme enlevé ne peut toujours
rien voir, il sent les mouvements autour de lui, dont les pas du
kidnappeur qui claquent sur le sol ; ses sens reviennent, a
priori. Ses sens, et son esprit.
Il
commence à se souvenir, même si les images sont floues. Il était…
chez lui. Non. A l’hôtel. Il était à l’hôtel. Il prenait un
drink,
dehors ; seul. Il méditait. Il rêvassait, en répétant encore
son discours. Il préparait l’allocution du lendemain, la
présentation, l’ouverture. Il vérifiait ses notes, pour que ça
se passe au mieux. Surtout, il griffonnait en profitant du drink.
Toujours le même dessin, bien sûr ; une vieille habitude. La
souris ne le quittera jamais, et il aime la retrouver durant ses
temps de solitude. Et… et…
Et
il a été pris ; agressé. Une forme immense, massive, comme un
boxeur – mais un des bas-fonds, une brute vicieuse et sadique. Des
coups ont été portés, il a été projeté au sol, passé à tabac…
puis, plus rien.
Plus
rien, jusqu’à ce qu’il se réveille, et tente de s’échapper ;
jusqu’ici.
Revenu
à ses sens, plus conscient, plus intelligent aussi, l’homme décide
de ne pas bouger, cette fois-ci ; de ne rien tenter. Il demeure
sur son flanc, recroquevillé, en haletant moins difficilement
qu’avant. Il tente d’en savoir plus, de comprendre ce qu’il se
passe – mais il ne voit rien, toujours.
Tout
juste peut-il compter sur ses autres sens. Le toucher, qui lui permet
de sentir le béton, sous sa peau et ses mains ; du béton dur,
brut, comme le sol d’un hangar. Une hypothèse qui se confirme, car
son odorat lui révèle un relent fort, puissant, désagréable ;
de l’essence, de l’essence pure. Et l’ouïe, bien sûr,
l’ultime source d’informations, qui lui a permis d’entendre les
échanges entre les deux kidnappeurs – et d’entendre la suite,
maintenant.
« Mais
qu’est-ce que… »
KAPOW
Un
choc, brutal, vient interrompre le second kidnappeur, le truand.
Mais, alors que la victime peut entendre un autre bruit, celui d’un
impact contre ce qui pourrait être un mur, puis des objets qui
tombent, il comprend – il comprend que ce premier choc est
différent des autres ; plus sourd, plus lourd, plus…
familier.
C’est
un coup ; ce premier choc fut un coup. Porté contre le truand.
« Hey…
HEY ! », hurle l’homme enlevé, en bandant ses muscles
et en s’emparant d’une bouffée de courage. « HEY,
AIDEZ-MOI ! »
« La…
la ferme ! », réplique une voix qu’il connaît :
celle de la brute qui l’a agressé lors du drink.
Il frissonne en se remémorant les coups portés.
« Pas
très poli, ça », lâche soudain une autre voix – une
troisième, plus forte, plus intense, plus sûre ; plus jeune,
aussi.
Mais,
alors que la victime se préparait à subir de nouveaux coups, ou à
entendre de nouveau quelques répliques… plus rien. Plus aucun
bruit.
Alors
qu’il demeure dans l’obscurité, que la peur du noir demeure, il
pourrait paniquer – s’il ne sentait pas du mouvement, autour de
lui. Il a l’impression de nombreuses bourrasques, de nombreux
déplacements autour de lui… et, soudain, les bruits reviennent ;
et confirment ce qu’il pensait.
BIM
KAPOW
ZLAM
Et
bien d’autres, encore, même si son ouïe semble dépassée. Il
halète encore, frissonne sous ce masque, mais tente de se redresser
– de se relever. Profiter de l’événement, fuir.
Cependant,
alors qu’il semble sur le point de réussir, de se remettre, il
sent… quelque chose ; sur son épaule. Une présence. Une
poigne. Une main.
Amie
ou ennemie ?
Il
n’a guère le temps de se poser la question – car son visage est,
soudain, agressé d’une manière abominablement brutale ; mais
merveilleusement réjouissante.
La
lumière.
Son
masque est arraché, ses yeux échappent à l’obscurité, et ses
paupières battent pendant plusieurs instants, sous le choc ;
mais, si douleur il y a, elle est agréable – et il en vient à
soupirer, de soulagement, en entendant la fameuse troisième voix.
« C’est
terminé, Monsieur », glisse celui qu’il a pensé être
l’agresseur du truand et de la brute ; son sauveur. Sa vision
retrouvée le lui confirme, même s’il ne tarde pas à en être
stupéfait.
« Mais…
mais vous êtes… », murmure l’homme enlevé en voyant
mieux, entre le flou et les effets trop clairs. Il découvre la
silhouette de celui qui l’aide à se relever et défait ses liens,
en des gestes bien simples et rapides.
« Je
suis ici pour vous aider, Monsieur », répond l’autre
doucement, en formant un sourire simple. Lentement, la victime peut
le détailler, et confirmer son sentiment ; c’est bien lui.
Il
a toujours ce costume d’un noir profond, qu’on retrouve tant sur
son masque, un loup, et la combinaison, mais aussi sur les bottes,
les gants et le caleçon long, même si les rebords de ceux-ci sont
soulignés par un léger liseré jaune. Une ceinture et un tour de
cou dorés prolongent l’allure, tandis qu’une cape bleue en
extérieur, rouge en intérieur complète la vision qui s’offre à
lui. Avec, évidemment, ce symbole blanc sur le torse, une tête de
mort surmontant deux os en croix.
C’est
bien lui, oui : Black
Terror.
Héros
de New York et de la Guerre depuis quatorze ans déjà, depuis les
premières unes de 1941. Capable de soulever des tanks, de battre les
sprinteurs à la course, de résister aux balles ; le top de la
condition physique humaine, et au-delà. Mais sa présence ici choque
l’homme enlevé, elle le heurte, le choque, parce que…
« Vous…
vous êtes mort ! », ne peut-il s’empêcher de glisser,
alors qu’il réussit à tenir droit sur ses jambes, et n’en est
pas peu fier.
« Ne
croyez jamais les journaux, Monsieur », répond avec un sourire
presque amusé son sauveur. « Ceux-ci le pensaient aussi, et
voyez où ils en sont. »
Voyant
le héros désigné une zone avec son index, l’homme se retourne –
et découvre ce dont il parle ; ceux dont il parle.
Un
homme, fin et aux vêtements distingués, inconscient au milieu de
pièces de moteur, dérangées sur des étagères écroulées – le
truand. Un autre, patibulaire et mauvais, allongé au sol, le visage
en sang – la brute.
« Ils…
ils… », commence-t-il en se crispant en les découvrant enfin
de visu.
« Ils
vous ont enlevé, en effet, et se préparaient à demander une rançon
à votre frère Roy, Monsieur. J’ai eu vent de leur plan, et suis
intervenu à temps », répond Black
Terror avec une voix égale,
serein.
« Mais…
comment… », interroge-t-il en bégayant.
« J’ai
mes sources, Monsieur. Ce n’est pas à vous que je vais rappeler
qu’un magicien doit conserver le secret de ses tours, n’est-ce
pas ? Mais je crois que le temps du départ est venu,
Monsieur », avance le héros en levant ses yeux. L’homme fait
de même, et découvre qu’ils sont bien dans un hangar…
d’hélicoptères, en fait. Et le toit est ouvert.
« Le…
le départ ? », interroge-t-il en n’étant pas en état
de comprendre.
« Vous
avez été enlevé en fin de soirée, Monsieur, et le jour va se
lever. Vous êtes attendu pour une certaine inauguration – et je ne
saurais accepter que les enfants soient déçus par l’événement »,
réplique Black Terror
en glissant un bras musclé sous les aisselles de l’enlevé.
Celui-ci
ne ressent pas, cette fois-ci, la moindre crainte. Le soulagement
demeure… même s’il s’efface rapidement, quand le héros
utilise ses pouvoirs pour les ramener à bon port !
Il
le dépose en quelques instants à son hôtel, vers ses proches qui
l’attendaient. Bien entendu, Black
Terror ne reste pas, et n’est
plus vu dès qu’il a laissé l’homme à ses amis et ses
assistants. Il a beau le chercher, demander à ce qu’on le
retrouve… rien n’y fait.
Black
Terror a disparu – et le
programme de la journée reprend, malgré les perturbations.
Comme
le héros l’a dit, une inauguration est annoncée, et les enfants
en attendent beaucoup. Même enlevé, même maltraité, il refuse de
les décevoir, ou de changer ce fameux programme.
Aujourd’hui,
en ce 17 juillet 1955, il a été sauvé par Black
Terror alors qu’on le croyait
disparu – et il saura s’en souvenir ! Aujourd’hui, il va
réaliser son rêve, transformer sa vie, ouvrir son parc et offrir un
peu de joie aux enfants.
Et
ce ne sont définitivement pas deux idiots avides d’argent,
incapables de s’organiser, qui vont l’en empêcher… ou alors,
il ne s’appelle plus Walter Elias Disney !
![]() |
Black Terror par Yannick Potier |
***
Plus
tard.
Plus
tard, à Anaheim, le parc Disneyland est inauguré par Walt Disney,
qui réalise ainsi un de ses souhaits, et enclenche une nouvelle
étape dans sa quête de divertissement. L’émission Dateline :
Disneyland est un succès
extraordinaire sur la chaîne ABC, et l’ouverture au public le
lendemain est une réussite totale.
Tous
les invités sont repartis ravis et enchantés de l’événement,
mais aussi de l’émotion dégagée par Walt lui-même, qui a semblé
encore plus humain, encore plus avide de profiter de l’instant et
de faire plaisir aux autres.
Et,
parmi ces invités, un jeune homme s’efface en esquissant un léger
sourire ; mission accomplie, pense Tim Roland. Ce dernier fut
jadis l’assistant du premier Black
Terror et entend désormais
prendre sa place, laissée hélas vacante par sa disparition.
Que
tremblent les criminels, que les victimes se reprennent, que les
faibles se réjouissent : la vague Noire de la Terreur, qui
s’oppose au Mal, ne s’est pas arrêtée… elle a pris une pause,
mais repart, et ne s’arrêtera pas avant d’avoir redressé tous
les torts !
***
![]() |
Black Terror par Florian R. Guillon |
Black Terror est un personnage de comics, créé en janvier 1941 par Richard E. Hughes et Don Gabrielson, dans les pages d’Exciting Comics #9, publié par Nedor Comics.
Libre de droits, réutilisé par plusieurs éditeurs au fil de son histoire, il est désormais repris par l’auteur Ben Wawe chez l’éditeur Arcadia Graphic Studio, dans les pages de Forgotten Generation, via des traductions des comics originaux, des nouvelles illustrées et des bandes dessinées.
La vague Noire de la Terreur contre le Mal se soulève à nouveau – ne la manquez pas !
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